Texte Inauguratif

De tous les problèmes posés au monde contemporain dans son ensemble, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, celui de l’éducation est à la fois l’un des plus essentiels et des plus maltraités: incertaine dans ses fins autant que dans ses moyens, abandonnée aux marchés et aux technocrates, raccommodée tant bien que mal par des idéologies exsangues ou fallacieuses, l’éducation est bien, et plus que jamais, comme l’avait écrit Hannah Arendt dès le début des années soixante, l’une des manifestations les plus patentes de la crise du monde occidental, et même, faut-il ajouter aujourd’hui, d’un monde occidental en voie de mondialisation.

Hannah Arendt affirmait que la question éducative ne pouvait être l’affaire des seuls spécialistes, mais que chaque citoyen devait s’en emparer, et que la crise de l’éducation avait au moins ce mérite de mettre chacun et chacune devant la responsabilité d’éduquer. Aujourd’hui plus que jamais cette responsabilité est en partage. Aujourd’hui plus que jamais cette responsabilité fait de chaque citoyen un «philosophe de l’éducation».

Nous autres, initiateurs du réseau «Philosophie en praxis», sommes des «philosophes de l’éducation», nous faisons profession de «penser l’éducation». Mais nous savons que nous n’avons pas le monopole de la pensée de l’éducation, que la philosophie de l’éducation «en théorie et en pratique», explicite ou implicite, loin d’être confinée dans nos institutions, irrigue le corps des sociétés, chemine par les voies et les pratiques les plus diverses, et que les réponses aux défis de l’éducation qui vient ne peuvent être affrontées sans entendre et intégrer l’ensemble de ces pensées en acte et en parole. Nous savons que la philosophie de l’éducation elle-même doit se nourrir des questions concrètes qui donnent son visage à l’éducation et à l’école contemporaines.

Ce texte, ce manifeste, cette adresse à tous ceux qui vivent pensent et travaillent les questions vives de l’éducation et de l’école qui viennent, sont comme une bouteille à la mer, que nous voulons lancer vers ces milliers d’îlots où se pense et se vit l’éducation, où le besoin d’une philosophie pour l’éducation se dit à haute voix mais aussi silencieusement; c’est aussi comme une simple boule de neige que l’on voudrait voir sans cesse grandir en roulant sur son chemin.

Nous en appelons à l’organisation d’un cadre de recherche continue qui, à travers la singularité de la Philosophie de l’Éducation (comme posant impérativement la question du sens de la praxis en éducation ou de l’éducation en tant que praxis à tous ses niveaux: de la politique et de l’ingénierie éducatives à la pratique quotidienne des éducateurs/trices dans les lieux multiples de la formation et du travail - de l’université à l’école et à tous les lieux où se produisent des actes d’éducation) posera la question de l’éducation comme une question cruciale et urgente (tant pour l’éducation que pour la philosophie de l’éducation elle-même). Cette recherche devra concerner les modalités d’implication de la Philosophie de l’Éducation dans cette praxis en interrogeant dans leur pluralité et leur diversité les pratiques et les praxis trop souvent ignorées par la philosophie de l’éducation institutionnalisée.

Nous en appelons à la création d’un réseau, conçu et organisé comme une réaction collaborative et pluri-dimensionnelle à un besoin de dépassement de l’immobilité et de l’inertie frappant pour de multiples raisons l’espace de la philosophie de l’éducation (relativement aussi aux complexités de la praxis éducative vue comme un défi majeur). Le réseau exprime par ses recherches et manifestations une inquiétude fondamentale par rapport au pouvoir et au devoir d’émancipation porté par l’éducation.

Nous en appelons au repérage et à la production des problématiques importantes pour l’éducation contemporaine : le réseau qui nous réunira fonctionnera comme une instance révélatrice de ces questions, et branchée sur les questions actuelles. Ces problématiques en partage reflèteront les positions et les choix cardinaux constitutifs du réseau, et se développeront avec et par le réseau. Les questions vives que le réseau portera au premier plan devront être débattues avec et par les groupes concernés.

Nous en appelons à la création d’un réseau francophone, la langue française étant notre langue de communication principale. Pourtant les langues d’origine des membres fondateurs et autres auront la possibilité de s’exprimer à travers les textes circulant. Nous savons que la francophonie doit s’affranchir de toute dominance culturelle ou épistémologique. Cette approche fonde par ailleurs l’ouverture et le souci interculturel du réseau qui doit pouvoir se mouvoir dans des contextes culturels et disciplinaires différents.

Nous avons l’ambition que le réseau se développe comme une structure de confiance; que, à force de prendre systématiquement soin de la praxis, de l’interculturel et de l’actualité des questions, il accueille le travail de jeunes chercheurs ou s’intéresse au travail de jeunes chercheurs voulant partager l’optique que le réseau propose et élabore.

Nous ne voulons pas d’un pseudo-réseau qui ne serait que la mise en oeuvre et le développement des décisions théoriques prises à l’avance et tenues comme des paradigmes. Notre réseau doit se laisser interpellé par l’action, ce qui lui impose de s’activer par rapport à cette action assumée comme praxis. Or, nous en appelons à un réseau qui puisse devenir un catalyseur de la praxis éducative.

Parce que nous sommes et demeurons des «philosophes de l’éducation», des «philosophes en éducation», nous en appelons à la création d’un réseau qui prenne pleinement au sérieux le besoin de la philosophie de l’éducation. Même si l’essentiel n’est pas de nous manifester à travers cette «identité» d’une manière fermée et absolue, il nous paraît nécessaire de nous présenter avec une communauté de regard qui ne saurait que passer par notre regard de philosophes, puisque comme tel/les nous comprenons la praxis, en aspirant à la déconnecter de l’obsession de la pratique-technique, mais d’une manière qui pourra être reconnue par les agents impliqués eux-mêmes dans la réalité éducative. Nous en appelons à la reconstruction de l’attitude philosophique, comme attitude pleinement éducative, théoriquement et pratiquement éducative.